Etre Libraire

C’est une librairie d’Alger, Paris, New York ou Tanger. Avec une jolie façade en verre, belles œuvres et trésors divers. Connue des cercles et milieux littéraires, mais qui connait vraiment  le libraire ?

Notre ami lecteur y a ses habitudes. Il passe régulièrement prendre des nouvelles de ses livres comme on rendrait visite à un proche. Le libraire, notre ami ne le connait pas non plus. Pourtant, cela fait bien une quinzaine d’années qu’il fréquente les lieux. Depuis tout ce temps, l’échange entre les deux hommes est immuable, presque mécanique : un livre passant d’une main à l’autre, un billet tendu, une monnaie rendue et enfin un livre emballé suivi d’un inaudible «Merci. Au revoir». 

Ce jour là notre lecteur est de passage, comme fidèle à un pacte qu’il semble avoir scellé avec les livres. Il a le nez dans les bouquins, la tête dans les nuages. La porte s’ouvre. Une dame tirée à quatre épingles, la quarantaine, fait irruption. Son Parfum est si fort qu’il arrive à chatouiller les narines de notre ami, qui se tenait pourtant à distance respectable. Son entrée est remarquée. Elle parle au téléphone, ce qui ne manque pas de perturber le silence de cathédrale qui régnait dans l’enceinte de la librairie. Au moment précis où elle tente d’écourter la conversation par une promesse de rappel, notre ami lecteur, fin observateur, assiste à une scène étonnante, théâtrale même. Alors que la dame est sur le point de raccrocher, le libraire se tient encore assis, bien sur ses appuis, paume des mains sur la table, comme un sprinter concentré sur le starter. Les lunettes tombent sur le nez, comme pour mieux ouvrir le champ visuel. De sorte que les yeux, sans jamais cligner de l’œil, puissent, dans les meilleures dispositions, scruter le moment fatidique où le pouce va presser sur le téléphone. La dame raccroche, la magie opère. Le lecteur assiste à une prouesse chorégraphique d’une synchronisation musculaire remarquable: les zygomatiques s’étirent, entraînant les pommettes, qui à leur tour réussissent à faire plisser les yeux. Ce mouvement en chaîne offre à l’assistance un sourire qui pourrait laisser paraître un semblant d’air sympathique. Mais notre ami lecteur qui a essayé, maintes fois, de lui arracher l’esquisse d’un sourire, lui qui connait la versatilité de son humeur sélective, reconnait bien, dans son coin, le caractère artificiel d’un sourire orchestré que l’âme ne suit pas. 
Puis, les cordes vocales s’entrechoquent laissant échapper, un « Bonjour » des plus conviviales. La dame sort alors une liste de son sac, comme on sortirait une ordonnance chez le pharmacien. Elle la tend au libraire. Ce procédé fait sourire notre lecteur, qui aime tant aller dénicher son livre, partir à sa recherche, comme dans une chasse au trésor. Lui qui aime s’arrêter en chemin sur un autre titre, pour ensuite reprendre sa quête. Lui qui ne va demander assistance qu’en dernier recours.  
Bientôt, voila notre libraire, pharmacien d’un jour, de retour. Il a une pile de bouquins à la main. La note est salée. Dans un premier temps, il lit à voix haute le prix affiché par la machine. Puis, dans un élan de générosité, se rétracte en accordant une belle remise de prix. « Ah mais vous êtes trop aimable Monsieur » dit la dame, émue. Vous êtes en effet trop aimable, quand vous le voulez, Monsieur « Du libraire » 

En retrait, une jeune fille, la vingtaine, attend son tour. La dame dit au revoir et sort. La porte se referme. Le visage du libraire aussi. Amusé, notre lecteur assiste au mouvement en chaîne inverse. Les yeux reprennent leurs forme originelle, ce qui entraîne les pommettes vers le bas, qui à leur tour, replacent les zygomatiques à leurs état naturel. La jeune étudiante demande, en bafouillant un peu, le titre d’un roman qu’elle n’a pas trouvé. Le libraire, par un geste de l’index vers son oreille, suivi d’un petit rictus, signifie à la jeune fille qu’il avait mal entendu. Il l’invite ainsi de manière peu élégante à réitérer sa demande. Le libraire tapote sur son ordinateur et se contente de lui faire savoir que le roman est épuisé. 
Épuisée elle aussi, la jeune fille tend alors un autre livre qu’elle tenait sous le bras. Le libraire annonce le prix. D’une main, elle sort un billet de banque, et dans l’espoir d’un rabais, elle prend cette fois son courage à deux mains, en faisant remarquer qu’elle trouve le livre un peu cher et qu’il devrait y avoir des tarifs adaptés au maigre portefeuille estudiantin.  
Offensé, notre libraire sort de ses gonds et assène à la petite une phrase où la médiocrité se mêle à un manque de tact : «Oh vous savez mademoiselle, ici on ne vend pas des pantalons. On ne négocie pas dans une librairie ».
Notre lecteur, d’habitude si calme, lui qui a fait de la retenue une doctrine, bouille intérieurement. Cette « petite » injustice de tous les jours le révolte au plus haut point. « Vendeur de pantalons », le libraire l’avait bien été avec la bourgeoise endimanchée. 
Il se dirige vers le libraire, prêt à lui dire son fait. Mais la fille est déjà sortie. Il la suit dehors, la retrouve parmi la foule et lui propose d’aller chercher son livre dans une librairie de quartier qu’il connait. Une librairie où il fait bon lire. Où à défaut du livre qu’elle recherche, elle trouvera un accueil, un sourire et des suggestions.
Etre libraire, Monsieur, c’est être ce trait d’union entre le livre et le lecteur.  C’est être cet intermédiaire passionné, qui amène l’un vers l’autre. Etre libraire, c’est savoir faire un effort sur sa marge bénéficiaire, en adaptant ces prix aux modestes bourses. 
Etre libraire, c’est avoir un sens aigu de l’accueil, de la convivialité, du partage. C’est accompagner le lecteur dans sa noble quête, le conseiller, l’orienter, ou partager avec lui, le temps d’une discussion, l’actualité littéraire du moment. 

Malgré tout, notre ami lecteur repartira à la librairie, comme on continuerait à rendre visite à une vieille tante malade dont on n’apprécie guère le mari grincheux. Une vieille tante qui a bercé son enfance, accompagné son adolescence et dont il continue à se nourrir de la profonde sagesse.                                            
              
                                                  -Noureddine Boukella-

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